Voilà, c’est tout

(appendice à Olivier Rolin)

 

Le dernier ouvrage d’Olivier Rolin s’intitule La Langue, en toute simplicité. Il s’agit d’un dialogue écrit pour une émission radiophonique. On l’a fait suivre du texte d’une communication à un colloque (Le Français et le cosmopolitisme), communication intitulée « Mal placé, déplacé ». Cet accouplement un peu bizarre est justifié, nous prévient-on, parce qu’il s’agit en fait des mêmes idées, exprimées dans des formes différentes.

Olivier Rolin est un homme sympathique qui écrit des livres sympathiques pleins d’idées sympathiques et généreuses. Olivier Rolin est contre les lieux communs, les conformismes, qu’il pourfend héroïquement dans La Langue, et qui y paraissent sous les traits de la détestable radio, de l’affreuse télévision. Tout écrivain se dresse même par définition contre ce lieu commun des lieux communs selon lequel il représenterait un milieu, habiterait sa langue, bref disposerait d’un lieu. Bien au contraire, nous apprend Olivier Rolin, l’écrivain présente cette bizarrerie qu’il n’est l’homme de nulle part : « il est […] de sa nature (de son étrange fureur) d’être un inclassable, un asocial […], un dérangé, c’est-à-dire un pas rangé, pas rangeable du tout ».

Bien entendu, l’écrivain est tout de même, Olivier Rolin le reconnaît, l’héritier d’une culture, il a donc à la fois à la continuer et à la trahir. On se rassure : nous revoici dans la contradiction féconde, tradition et continuité, terre de contrastes, tout est dans tout et réciproquement. Les orateurs de banquets et d’inaugurations officielles aiment parler rébellion et marginalité. On attendait Rimbaud et on a Rimbaud, ça ne pouvait pas rater, Rimbaud opérant la subversion radicale qui consiste à ne rien dire du tout. Tout cela reste très inoffensif, et il n’y a pas à se gendarmer de ce que le centre Pompidou accueille des discours de distribution des prix. C’est un genre honorable, comme un autre. On retrouve ici, sous des formes habilement voilées, l’une des figures favorites de l’éloquence officielle, la prétérition. Car il y a bien une espèce de prétérition à trompeter qu’on part en croisade contre les clichés, puis à les exterminer à coups de tartes à la crème et de lieux communs.

Olivier Rolin n’aperçoit pas un instant que le conformisme consiste ordinairement à refuser le conformisme d’une certaine manière. Rares sont les conformistes qui ne se réclament pas de l’originalité, comme tout le monde. Il faudrait d’ailleurs consacrer une étude spéciale à l’usage de Rimbaud, du malheureux Rimbaud, comme figure tutélaire du confort intellectuel moderne, icône industrialisée de la révolte, grigri chargé d’exorciser chez le poète la pensée taraudante qu’il n’est, au fond, qu’un ordinaire raseur.

L’écrivain, donc, est un homme qu’on ne peut pas ranger. C’est ce qui fait sa particularité. À part parce qu’il n’est de nulle part. Éternel homme de l’ailleurs.

On peut classer les autres hommes. Leurs différences se rangent dans une ressemblance globale. L’écrivain, lui, n’est pas pareil.

On aura reconnu la bonne vieille figure romantique de l’écrivain, toujours semblable en dépit d’avatars divers (le marginal, le voyant, le guide, le prophète, le clochard céleste, le maudit, etc.) ce n’est pas pour rien que Chateaubriand est invoqué dans la conférence d’Olivier Rolin. Bref, le poète nous parle d’inouï au coin du feu, dans les pantoufles éculées de la différence. Comme d’habitude.

Mais l’homme, lui ? Celui qui n’est pas poète ? Certes, l’homme ne remplit pas des feuilles de papier avec des lignes inégales. L’homme ne dépouille pas Le Monde des livres pour essayer de trouver une recension de son dernier roman. L’homme change bêtement à Réaumur-Sébastopol. L’homme aime le céleri-rémoulade de la cantine. L’homme gonfle sur les plages d’Arcachon des canards de baudruche. Et l’écrivain ? Aussi. Mais lorsque l’écrivain aime le céleri-rémoulade et change à Réaumur-Sébastopol, il se livre à toutes ces activités en toute simplicité. L’écrivain jouit de la simplicité des choses simples. Pas l’homme. Car si l’homme est pareil, l’écrivain, lui, est pareil que tous les hommes, et en plus, il n’est pas pareil, parce qu’il est écrivain.

En parlant de l’« étrange fureur » de l’écrivain, de son côté « dérangé », « pas rangeable » (et l’on sent ici la phrase tourner voluptueusement autour du poncif contemporain de « l’écrivain dérangeant », le dessiner en creux), Olivier Rolin ignore superbement que le pas rangeable en question, de nos jours, exerce généralement le métier de professeur, reçoit un traitement de l’État, rembourse le crédit de sa maison, inculque les beautés de la grammaire à des adolescents et puis leur décerne le baccalauréat, touche des droits d’auteur, prononce de temps en temps de belles conférences où, devant un parterre admiratif de notables et de dames mûres, il se drape dans la fureur et la barbarie. L’auditoire, bien entendu, loin de huer le dérangé, l’applaudira. Suivra un vin d’honneur.

Tant de candeur porterait au sourire indulgent qu’on accorde aux rodomontades puériles si, au fond, ce mythe ressassé ne finissait pas par infecter nos idées. Il perpétue une idée subtilement pervertie de la culture, que les fictions d’Olivier Rolin, débordantes d’universalisme, d’amour de l’humanité et de sollicitude envers les humbles, illustrent abondamment. Le texte de l’émission radiophonique en constitue un bon exemple. La situation est caractéristique, on la retrouve dans plusieurs romans du même auteur. « Dans un bistro désert » conversent une serveuse « venue de la campagne » et un client qui « semble être ce que l’on appelle un “intellectuel” ». Olivier Rolin adore faire converser une femme peu cultivée et un homme cultivé (rarement l’inverse). Cette répartition des rôles est déjà, en soi, un vieux cliché dont on ne finit plus de racler le fond depuis des lustres. Le côté conservateur et scrogneugneu de la situation est censé être repêché par les guillemets entre lesquels se voile pudiquement le mot « intellectuel ». Entendons par là qu’il ne s’agit que d’une appellation convenue, que les intellectuels ne sont ni plus ni moins cultivés que les gens du peuple, lesquels ont aussi leur culture, etc. Bref, d’un poncif l’autre, de Charybde en Scylla. Vieille tartine de la culpabilité contemporaine, qui règne dans les milieux de la culture, au ministère de l’éducation, dans les lycées et collèges : on pense qu’il suffit de ne pas assumer son statut d’intellectuel pour respecter l’autre. On singe une égalité qui n’existe pas, ce qui permet de se passer de tenter de la réaliser. On reste enfermé dans ses respectables différences en faisant semblant de dialoguer. C’est ce semblant que met en scène Olivier Rolin. L’intellectuel parle au peuple, et vice versa, parce que tous les deux ont à se parler, contre la parole dominante, celle du pouvoir (i. e., la télévision). On aura reconnu, là aussi, un vieux mythe gauchiste.

Le résultat est un improbable échange de tirades grandiloquentes, une espèce d’opérette maoïste représentant la séduction mutuelle des masses populaires et des lettrés. Contre l’affreuse télévision, les deux langages authentiques font assaut de poésie authentique. Les étoiles et la mer sont là pour la poésie, les tournures familières pour l’authenticité. « J’ai envie de puer tranquillement, comme une bête, d’être naturellement pas aimable, hirsute et puante, et belle et joyeuse aussi, et libre comme une bête. Que tout en moi signifie “pas touche” », proclame la femme du peuple, et elle ajoute : « mais sans faire de phrase, tu comprends ? » Elle ne cesse donc de faire des phrases destinées à bien montrer qu’elle est une rude femme du peuple qui ne s’en laisse pas conter par les mots. De même, la littérature telle que la pratique Olivier Rolin (voir Port-Soudan ou Méroé) consiste à employer les plus grands mots possibles pour dire qu’on est un rude aventurier taciturne et désespéré qui n’aime pas les grands mots. Pour achever sa tirade, la serveuse (taciturne et désespérée, du moins théoriquement) envisage cette fin sublime : « Et à la fin on me tuerait comme une bête ». On sent la vraie serveuse, étrangère au poncif oratoire.

« J’aime les femmes », proclame le bon intellectuel, comme on aime les Nègres ou les Juifs, comme on aime le peuple. Aimer les femmes ou ne pas les aimer sont les deux versants d’une même misogynie. Celui qui n’est ni raciste, ni misogyne considère qu’il y a des femmes ou des Juifs qui ne sont pas aimables, et que leur indéniable différence (ethnique, sexuelle) n’a de sens que considérée dans l’horizon de leur identité avec tout un chacun. Aimer le peuple et les femmes sous la forme de la serveuse de bar, c’est ne rien aimer du tout mais idolâtrer une image fabriquée. Tout amour général est vide de contenu. L’intellectuel selon Rolin apparaît ainsi comme celui qui, ayant créé une image, une illusion, se montre capable de l’aimer et de la comprendre. L’intellectuel est celui qui est différent parce qu’il comprend les différences (celles du peuple, de la femme, du Juif).

L’intellectuel de La Langue précise tout de même un peu son amour des femmes : « je les aime parce qu’elles sont toutes des Bovary ». Contrairement aux « cons » pour qui la morale de Mme Bovary, c’est « qu’il faut être de son temps, de son lieu », il y voit une illustration de la valeur absolue du rêve. Olivier Rolin fournit en effet un bon exemple de ce que peut être le bovarysme littéraire à l’état pur : avec une candeur étonnante, il croit encore aux vertus subversives du rêve, sans se demander un instant si les illusions sentimentales et creuses de Mmc Bovary ne sont pas le pendant obligé de l’utilitarisme bourgeois. Leur autre face. Le gros notable apprécie l’éthéré en art et caresse l’idéalisme. Bref, l’idéologie d’Olivier Rolin, selon un modèle fort courant, consiste à perpétuer le vieux divorce de l’art et du réel. L’art peut ainsi, commodément, continuer à bavarder sans conséquences, c’est tout ce qu’on lui demande, tout en faisant semblant de s’intéresser à la réalité. Faire de l’écrivain un individu sans lieu n’est au fond ici qu’une figure lyrique qui consiste à le soustraire au réel.

Olivier Rolin se réclame d’« Everything and nothing », texte dans lequel Borges fait le portrait de Shakespeare en inconnu banal. Pour Borges, la différence de Shakespeare – son génie – tient à ce qu’il était absolument semblable aux autres hommes (alors que tous les hommes restent englués de différences et de particularités). Autrement dit, être écrivain, c’est tenter de dépasser la différence pour devenir personne. Rolin glose en apparence correctement l’idée de Borges, mais en réalité il la retourne subrepticement, en valorisant cette impersonnalité comme une particularité de l’écrivain ou de l’intellectuel. Dès lors, tout est faussé, on en revient aux postures oratoires et au bavardage, l’impersonnalité devient « un trou où souffle un vent terrible », et l’écrivain est doté d’une nature, d’une étrangeté, il est un « errant essentiel ».

On n’atteint jamais le silence et l’indifférence en en parlant, mais en parlant d’autre chose. Cette contradiction essentielle exige un art discret, et de l’humour. Toutes qualités qui font défaut à Olivier Rolin. Et par là, au lieu de se situer aux antipodes des convenances et de la culture officielle, comme il le croit, au lieu d’être ailleurs, il illustre parfaitement l’académisme contemporain.

« Voilà, c’est tout », conclut l’auteur, au terme de la présentation de son texte radiophonique. Que signifient ces quelques mots, détachés en un paragraphe ? Que la présentation est terminée ? La typographie l’indique suffisamment. Il s’agit plutôt d’insister sur la simplicité du dispositif (trois voix, un lieu banal). Mais la simplicité technique s’associe à une simplicité plus fondamentale : voilà, c’est tout vaut aussi pour une marque de modestie invitant le lecteur à considérer que ce qui va suivre est bien peu de chose. Bien entendu, il s’agit de faire entendre le contraire, à la manière d’Oronte présentant son petit sonnet à Alceste. Le silence qui suit le « voilà c’est tout » prend un côté solennel, et l’affectation de petitesse, en retirant explicitement de l’importance à l’œuvre, nous invite à lui accorder toute celle qu’elle mérite. Mais, aussi importante qu’elle soit, en intervenant pour manifester le peu d’importance qu’il lui accorde, avec la légère désinvolture donnée par le côté oral de la formule (l’effet revient à plusieurs reprises dans le texte lui-même), l’auteur se donne comme supérieur à son œuvre. Pour lui, ce n’est pas grand-chose. Pour nous, qui l’admirerons, comme naturellement il le souhaite, ce sera beaucoup. Double retournement : prévenant notre regard critique, l’auteur se l’attribue, faisant le modeste, il se retire dans la grandeur, ailleurs. Mais, pour dire qu’il n’est pas tout à fait là, il a bien fallu qu’il se dévoile, fût-ce à peine. Ce petit relâchement, cette intrusion de l’auteur pressé d’emporter notre adhésion avant même d’avoir vraiment pris la parole est caractéristique : Olivier Rolin a, comme beaucoup de ses contemporains, l’indiscrétion de la discrétion.